mardi 18 juin 2019

L’Italie est-elle en train de créer une monnaie parallèle avec ses Bons du Trésor ?


L’Italie est-elle en train de créer une monnaie parallèle avec ses Bons du Trésor ? 

 

par Martine Orange, Mediapart 



"Officiellement, il ne s’agit que d’une motion de principe, sans autre portée. 

Mais cette motion a été votée à l’unanimité par la chambre des députés italienne le 28 mai. 


Et c’est cette unanimité qui inquiète d’abord nombre de responsables européens. 
Toutes tendances confondues, les députés ont approuvé le principe de créer des titres de paiement appelés mini-BOTs (Buoni ordinari del tesoro). 
Sorte de bons ordinaires du Trésor à court terme, ils sont censés pouvoir être utilisés pour payer les créances intérieures de l’État italien.
Tout de suite après le vote, le premier ministre Giuseppe Conte et le ministre des finances Giovanni Tria ont dit tout le mal qu’ils pensaient de cette initiative parlementaire, assurant que jamais ils n’auraient recours à de tels instruments. 

Mais ces annonces n’ont pas suffi à calmer le monde financier et les responsables européens. 
De nombreux analystes s’interrogent sur les intentions du gouvernement italien, dominé par le chef de la Ligue, Matteo Salvini. 
Va-t-il ou non utiliser ces nouveaux titres ? 
Ceux-ci pourraient-ils être assimilés à une monnaie parallèle, au risque de miner l’euro ?
La menace est prise tellement au sérieux que le président de la BCE, Mario Draghi, s’est senti obligé lors d’une conférence de presse du 6 juin de commenter cette initiative italienne, dans l’espoir de l’arrêter au plus vite. 

"Les mini-BOTs sont soit de la monnaie, alors ils sont illégaux, soit de la dette et alors l’endettement italien va encore augmenter. Je ne pense pas qu’il y ait une troisième possibilité", a-t-il expliqué. 
Signe de l’inquiétude grandissante, l’ancien vice-président de la BCE, Vitor Constâncio, est à son tour intervenu pour essayer de tuer dans l’œuf l’idée italienne. 
"Ce genre de “bons” a déjà été expérimenté en Argentine ou en Autriche, dans les années 1930. Cela n’a jamais fonctionné", insiste-t-il, après avoir rappelé que ces instruments seraient contraires aux traités européens.
  

Le responsable de la Ligue, Matteo Slavini, pendant la campagne des élections européennes. © Reuters


 

C’est l’économiste Claudio Borghi, conseiller de la Ligue et maintenant président de la commission du budget de l’Assemblée nationale, qui est à l’origine de l’idée des mini-BOTs. 
Militant de longue date pour la sortie de l’euro, il ne parle plus depuis son élection – tout comme la Ligue, d’ailleurs – d’une sortie brutale de la monnaie unique. 
Trop dangereux. 
Mais marqué par la crise européenne et le traitement réservé à la Grèce, il a promu l’idée de créer des instruments de paiement qui pourraient permettre de redonner des marges de manœuvre économiques et budgétaires au gouvernement italien dans le cadre des traités existants, et servir de moyens alternatifs en cas de crise. 
Et, avec cette idée, la Ligue a convaincu son allié gouvernemental, le Mouvement Cinq Étoiles (M5S).

Selon le mécanisme imaginé par Borghi, les mini-BOTs seraient des titres de paiement – comme une sorte de reconnaissance de dette –, pouvant aller de 1 à 500 euros, émis par le Trésor italien pour faire face aux retards de paiement de l’État à l’égard de ses fournisseurs. 

L’État italien pourrait aussi les émettre comme des lettres de crédit pour les contribuables qui bénéficient de remboursement. 
Ces titres, sans limite de temps, seraient garantis par l’État, et pourraient être acceptés comme paiement pour les impôts. Les particuliers, en revanche, ne seraient pas obligés de les accepter.
Pour les deux alliés de la coalition gouvernementale, ce système aurait le mérite de permettre à l’Italie de sortir du carcan de l’austérité imposé par l’euro, sans enfreindre les traités européens. 

D’après leurs premières estimations, entre 50 et 100 milliards d’euros pourraient être émis sous la forme de mini-BOTs, ce qui permettrait, selon eux, de relancer l’économie. 

Quelles sont les intentions réelles de Matteo Salvini ? Prépare-t-il sans le dire une sortie de l’euro ? 

Ou cherche-t-il avec les mini-BOTs à se donner un moyen de pression pour mieux négocier des marges de manœuvre avec Bruxelles ? 
À ce stade, personne ne sait répondre. 
Les responsables européens regardent en tout cas son initiative comme une menace susceptible d’ébranler tout l’édifice européen.
La Ligue et M5S se défendent aujourd’hui de toute volonté de sortir de l’euro, en utilisant les mini-BOTs. 

Pour le responsable de M5S, Luigi Di Maio, il s’agit juste d’une idée pour payer les arriérés dus par l’État. 
"Si c’est une proposition pour accélérer le paiement des dettes commerciales de l’administration publique, discutons-en", dit-il. 
Depuis la crise, de nombreuses PME accusent l’État de les avoir mises en difficulté, faute de payer à temps ses factures. 
Mais pour les détracteurs de ce projet, les mini-BOTs sont bien plus qu’un moyen de sécuriser la dette existante : ils constituent une menace de monnaie parallèle. 
Comment empêcher en fait que ces titres ne deviennent pas des titres de paiement pour les transactions courantes entre particuliers ?
Le risque de voir les mini-BOTs se transformer en une monnaie parallèle à l’euro est d’autant plus grand que la Ligue met tout en œuvre pour créer cette confusion. 

En début d’année, elle a fait adopter une disposition législative pour rappeler que l’or déposé à la Banque d’Italie appartient bien à l’État. 
Elle aimerait aussi donner aux titres émis l’aspect de billets, en reprenant certains modèles de la lire, ce qui confirmerait son statut de monnaie.
Insensiblement, le gouvernement italien est ainsi en train de mettre en place, à travers le Trésor public, les moyens pour créer une sorte de banque centrale autonome du système de l’euro, susceptible d’émettre sa propre monnaie et de la garantir. 

Dès lors, la BCE, qui est garante de l’émission et du contrôle de la monnaie, perdrait tout contrôle sur une partie des émissions en euros. 
Au risque de saper toute la crédibilité de la monnaie européenne. 

 

 

Monnaie ou dette ?
Le deuxième risque, aux yeux des responsables européens, est que le gouvernement italien utilise les mini-BOTs pour s’affranchir de toute discipline budgétaire. Ces titres, préviennent-ils, ne pourraient être assimilés qu’à des instruments de dette et donc contribuer à la dette totale de l’Italie, déjà énorme : 133 % du PIB.
Surtout, insistent-ils, si les contribuables paient leurs impôts avec des mini-BOTs, cela ne pourrait que diminuer les revenus de l’État italien en euros et poser des questions sur sa capacité à honorer le service de sa dette à l’extérieur. 

Ce doute, à terme, risque de porter atteinte à la signature de l’Italie et plus généralement de la zone euro, voire de relancer une crise, préviennent-ils. 
Sur les marchés financiers, le spread (différence) entre les taux italiens et les taux allemands, qui servent de référence sur le marché obligataire de la zone euro, est déjà de plus de 2,5 %.

La défiance des responsables européens à l’égard du gouvernement italien est totale. 

Et les critiques fusent. 
"Quand nous examinons l’économie italienne, nous voyons les dommages causés par les choix politiques récents. 
Le chemin pour le redressement et la croissance italienne ne passe pas par dépenser plus quand il n’y a pas les marges de manœuvre financière pour le faire", dit Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne. 

Pour la troisième fois depuis 2008, l’Italie est en récession. Faute d’activité et de rentrées suffisantes, l’État italien a le plus grand mal à tenir ses engagements budgétaires : le déficit pourrait atteindre 2,5 % au lieu des 2 % prévus, selon les calculs européens. 

Il y a quinze jours, la Commission européenne a engagé les premières étapes pour déclencher une nouvelle procédure pour déficit excessif contre Rome. 
Elle considère que le gouvernement ne prend pas les mesures suffisantes pour stabiliser sa situation économique et financière et réduire son endettement. 


Le ministre italien des finances Giovanni Tria et le président de l’Eurogroupe, Mario Centeno. © Reuters


Même si le premier ministre réaffirme sa volonté de s’en tenir strictement aux cadres imposés par la Commission européenne – il a menacé de démissionner la semaine dernière s’il ne parvenait pas à un accord gouvernemental sur ce point –, la Ligue conteste de plus en plus ouvertement les règles et les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles. 
"Nous ne sommes pas la Grèce. Nous sommes des contributeurs nets au budget européen. 
Nous avons un excédent commercial, nous avons un budget primaire [avant service de la dette – ndlr] excédentaire. 
Nous ne demandons rien à personne. 
Et nous sommes en meilleure forme que la France", s’indigne Claudio Borghi, qui aimerait voir les mini-BOTs entrer en action au plus vite.

Alors que le ton est déjà monté très haut entre Rome et Bruxelles, il pourrait monter encore plus haut à partir de septembre, au moment des négociations sur le budget de 2020. 

La Ligue a déjà fait savoir qu’il était hors de question de respecter les règles européennes et d’appliquer des mesures d’austérité et de consolidation budgétaire alors que le pays est en pleine récession. 
"Je ne vais pas me suicider pour des règles imbéciles. 
Tant que le chômage n’est pas tombé à 5 %, nous avons le droit d’investir. 
Nous avons des régions où le chômage des jeunes est supérieur à 50 %", a déclaré Matteo Salvini devant un auditoire de la Ligue tout acquis à sa cause.
Le leader du parti d’extrême droite souhaite imposer dans le cadre du prochain budget une forte diminution des impôts, notamment pour les plus aisés, pour relancer l’activité. Cela pourrait peut-être à très court terme faire remonter la croissance italienne. Mais les effets de ces mesures retombent comme un soufflé, comme le prouve l’amnistie fiscale décrétée par Donald Trump. 

Dix-huit mois plus tard, il n’y a plus rien sauf des dettes supplémentaires. 
Les réductions fiscales pourraient coûter à l’Italie 1 % à 2 % d’endettement supplémentaire, selon de premières estimations.
Tout cela est impensable pour la Commission européenne. Pour elle, il faut s’en tenir aux règles, rien qu’aux règles. 

Mais derrière son opposition à la politique d’extrême droite de Matteo Salvini se cache aussi un déni à l’égard de l’Italie. 
À aucun moment, Bruxelles n’a voulu admettre les critiques et encore moins apporter le moindre remède à une construction de la zone euro mal faite qui s’est traduite par un effondrement économique de l’Italie.

Depuis son entrée dans l’euro, le pays stagne. 

Il n’a pas retrouvé aujourd’hui son niveau d’activité de 2007. 
Des régions entières dans le sud sont sinistrées. 
Son système bancaire est miné par les mauvaises créances et les impayés. 
Même s’il respecte nombre de règles européennes, comme celle portant sur le déficit budgétaire depuis 2005, il n’est pas parvenu à reconstituer les ressources suffisantes pour relancer son économie et diminuer son endettement.

Face à cette situation, l’Europe s’en est sortie jusqu’à présent en invoquant "l’irresponsabilité" italienne. 

Sans se poser la moindre question sur son action et ses conséquences. 
Car la montée en puissance de l’extrême droite et de Matteo Salvini se nourrit de ce terreau de désastre économique. 
De cela non plus, les responsables européens ne se sont pas excusés.
La situation est arrivée à un tel point de tension avec Rome que Bruxelles devrait cependant s’interroger sur les réponses à apporter à l’Italie. 

Car cette fois, l’Europe risque de ne pas pouvoir retenter un coup d’État larvé, comme elle l’a fait au sommet de Cannes de 2011 pour écarter Silvio Berlusconi du pouvoir. Cette fois, l’extrême droite italienne s’est dotée de moyens de riposte.
Car dans ce bras de fer, les mini-BOTs prennent l’allure d’une arme de dissuasion massive, tant leur charge représente un caractère détonant pour l’ensemble de la zone euro. 

"L’Union européenne devrait agir avec précaution […], le danger est que plus Salvini se trouve politiquement “cornérisé”, plus il risque de recourir à cet instrument. 
Et quand il le fera, la crise de l’Eurozone resurgira. 
Et cette fois, la BCE pourrait ne pas être capable de venir à la rescousse", avertit Wolfgang Münchau, éditorialiste du Financial Times.

L’enchaînement, qui pourrait conduire à une nouvelle crise, n’est pas assuré. 

Mais les risques sont bien là. 
À tout moment, l’Europe pourrait voir resurgir la crise qui n’a pas été traitée, mais seulement anesthésiée grâce à la politique monétaire de la BCE. Et cette fois, le danger est plus pressant. L’Italie n’est pas la Grèce : c’est la troisième puissance économique de l’Europe.

Martine Orange, Mediapart.

https://www.mediapart.fr/journal/economie/170619/l-italie-est-elle-en-train-de-creer-une-monnaie-parallele
Partagé par Étienne Chouard :
https://chouard.org/blog/2019/06/18/litalie-est-elle-en-train-de-creer-une-monnaie-parallele-par-martine-orange-mediapart/


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