Dépistage du coronavirus : comment le gouvernement a tout raté
Durée de lecture : 9 minutes
23 avril 2020 / Moran Kerinec (Reporterre)
Les tests de dépistage sont au coeur des stratégies réussies de lutte contre le coronavirus. Mais en France, ils sont pratiqués avec parcimonie. Car le gouvernement a perdu deux mois avant de se rendre compte du problème, se reposant sur un confinement massif. Changements de cap incessants, lenteurs administratives, commandes mystérieuses de tests... Reporterre passe au crible l’échec de l’Etat.
L’absence de dépistage aux débuts de la crise du SARS-CoV-2 a laissé les spécialistes médusés : « Ce à quoi nous avons assisté en France est contraire à tout ce que nous avons appris sur les maladies infectieuses. Que ce soit le choléra, le paludisme ou la tuberculose, le premier réflexe, c’est de dépister, d’identifier les malades avec des tests qui permettent la recherche des sujets contacts », dit Annie Thébaud-Mony, directrice honoraire de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), et spécialiste du dépistage de la tuberculose. « C’est le niveau auquel on aurait pu s’attendre sur le Covid-19 : la mise en place d’une stratégie cohérente et efficace de soin, et d’identification des contacts. En Allemagne et en Suède, c’est ce qui a été fait. » Comment expliquer ces ratés au démarrage ? Pourquoi la France n’a-t-elle pu mettre en place une campagne de dépistage sur le modèle de l’Allemagne ? Plusieurs rouages rouillés ont entravé la mécanique gouvernementale. Un retard qui a réduit la stratégie à un confinement massif et à subir une mortalité parmi les plus élevées du monde (plus de 20.000 morts par le coronavirus).
D’abord, il y a eu la communication inconsistante du gouvernement, virevoltant au fil des jours. « Nul ne peut combattre un incendie les yeux bandés », lançait le président de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) Tedros Adhanom Ghebreyesus le 16 mars dernier, en conseillant : « Testez, testez, testez. Testez tous les cas suspects. » Le message a peiné à passer dans l’exécutif français. Le lendemain de cette allocution, Jérôme Salomon, le directeur général de la santé (DGS) en France affirmait « [qu’]en circulation active, le test n’a pas beaucoup d’intérêt, aucun pays ne l’a fait ». Il a fallu attendre le 20 mars pour qu’il change son fusil d’épaule : « Le passage en phase 3 épidémique entraîne aussi un changement de doctrine concernant les tests, argumentait alors le directeur de la DGS, la stratégie est ciblée, nous testons toutes les personnes fragiles, à risques, hospitalisées évidemment, mais aussi les foyers collectifs, les résidents d’établissements collectifs de personnes fragiles ou âgées et, évidemment, les professionnels de santé. » Toutes ? Pas vraiment.« La stratégie est ciblée », assure désormais le gouvernement, « nous testons toutes les personnes fragiles, à risques ».
Car si la mécanique paraissait enfin enclenchée, les verrous administratifs ont mis près de deux semaines à sauter. Les CHU (Centres hospitaliers universitaires) et les laboratoires privés s’y sont mis, mais il a fallu attendre le 5 avril la parution d’un arrêté autorisant les laboratoires vétérinaires, de gendarmerie, de ville et départementaux à partager leurs outils d’analyse. Pourtant, dès l’amorce du confinement et l’allocution d’Emmanuel Macron le 12 mars, de nombreux laboratoires vétérinaires s’étaient montrés prêts à participer au dépistage. Sans recevoir durant trois semaines l’attention du gouvernement. Faute d’homologation, ces techniciens qui ont participé aux recherches sur la grippe aviaire et sur la vache folle sont restés sur la touche. « On a sollicité l’ARS, qui nous a répondu qu’ils n’avaient pas besoin de nous, car ce sont les CHU qui font les dépistages. J’étais étonné, on sait que les CHU ne peuvent pas tout faire », soupire un biologiste.
Conséquence de ces prises de décisions tardives, des laboratoires qui possèdent les moyens techniques, le savoir-faire et les ressources humaines n’ont pu entrer en action que tardivement. Aujourd’hui encore, 23 avril, il sont en phase de coordination avec les autres laboratoires, le temps d’élaborer des protocoles efficaces et adoubés par les autorités sanitaires.
Les commandes de matériels nécessaires aux tests ont également été impactées par ce retard. « Or aujourd’hui il est plus difficile de s’approvisionner en réactifs et en écouvillons qu’il y a un mois », souligne Jérôme Martin, cofondateur de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. D’autant que le dépistage nécessite des équipements de protection qui doivent être changés entre chaque test. Là encore, le manque de masques a frappé. « On a été oublié dans la dotation, dit le Dr Cens, dépisteur à Pau, les biologistes ne faisaient pas partie des personnes prioritaires. »
« Les gouvernements français successifs ont choisi de délocaliser les industries pharmaceutiques »
Le tempo disharmonieux du gouvernement n’a pas été le seul frein à la montée en charge du dépistage. Les capacités matérielles sont également au cœur de ce manque de dynamique. Pourquoi ? « Tout simplement parce qu’on n’a pas la capacité », résume Jérôme Martin. Dans un rapport remis au Sénat le 3 avril, le Syndicat des jeunes biologistes médicaux (SJBM) détaille les carences françaises. « En Allemagne comme en Corée du Sud, des entreprises de production sont présentes sur le territoire (Seegene, etc.). En Italie, l’entreprise Copan produit la majorité des écouvillons et milieux de conservation utilisés dans le monde, peut-on y lire, les gouvernements de ces pays ont donc pu faire appel à elles de manière rapide et localisée, en demandant une augmentation des capacités de production. »
Nombre de tests pour mille habitants suivant les pays : la France est dans le bas du classement (source : OCDE).
Et en France ? « Faute de production, nous sommes dépendants d’approvisionnements extérieurs, à l’exception de Biomerieux qui produit les tests Argene Sars-Cov-2 R-Gene, mais ils n’ont obtenu de validation de ces tests que le 29 mars 2020, soit plusieurs semaines après la validation des tests de concurrents producteurs de réactifs dans d’autres pays. »
Un état de fait désastreux, qui résulte de l’affaiblissement de l’industrie pharmaceutique française. « Depuis plusieurs décennies, les gouvernements français successifs ont choisi de soutenir le modèle de fragmentation de la chaîne de valeur, notamment basé sur une délocalisation des industries et de la production vers des pays à main d’œuvre bon marché. Tout ceci dans l’objectif de réduire les coûts », assène le rapport. Pour le SJBM, la doctrine de dépistage française est en la conséquence :
« Notre stratégie de dépistage est adaptée à nos moyens (et non l’inverse) : là où la Corée fait du dépistage massif et un confinement ciblé, le France fait un confinement massif et un dépistage ciblé. »
« On ne peut pas reprocher au gouvernement les choix économiques des trente dernières années, analyse Jérôme Martin. En revanche, ce qui est extrêmement choquant, c’est qu’au lieu de reconnaître les pénuries de matériels, le gouvernement et ses administrations ont choisi un habillage médical. Notamment quand Édouard Philippe a énoncé le 24 mars une doctrine incitant à ne tester que les personnes ayant des symptômes, alors qu’on passe à côté de tous les cas asymptomatiques. »
Tout n’est cependant pas négatif dans le paysage médical français : « Nous étions sous-équipés par rapport à l’Allemagne. Ils ont d’imposants centres d’analyses avec de grosses machines. Mais nous avons un meilleur maillage territorial de biologistes », estime François Blanchecotte, président du Syndicat des biologistes libéraux. La France dispose effectivement d’un réseau de plus de 4.000 sites de laboratoires publics et privés répartis sur l’ensemble du territoire.
Deux millions de tests sérologiques commandés… Ou imaginés ?
Voulant démontrer un changement de doctrine radicale et la capacité de planifier le déconfinement, Olivier Véran affirmé le 27 mars en direct sur France 2 avoir passé commande de deux millions de tests sérologiques. Le lendemain, le ministre de la Santé annonçait lors d’une conférence de presse avoir également « passé une commande de cinq millions de ces tests rapides [les tests PCR naso-pharyngés] qui arriveront prochainement sur le territoire national ». Problème : on ne trouve pas trace de ces deux commandes de tests. Interrogés sur les prix, la provenance, les entreprises sélectionnées, et les dates de livraison de ces tests de dépistage, le ministère des Solidarités et de la Santé et la DGS ont « pris note » des questions de Reporterre, sans y apporter de réponse.
Olivier Véran
✔@olivierveran
J’ai commandé 2 millions de tests qui nous seront livrés en avril. Ils sont un maillon essentiel de notre stratégie pour tester massivement les Français et pour rendre accessible le dépistage aux plus fragiles, dans nos EHPAD.
2 608
23:46 - 26 mars 2020
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Par ailleurs, concernant les tests sérologiques, ils n’ont jusqu’à présent pas donné de résultats concluants. Tous les biologistes et techniciens du soin contactés par Reporterre insistent avec vigueur sur la question : en l’absence de recommandations de la Haute autorité de santé (HAS) ou du Haut conseil de santé publique (HCSP), les tests sérologiques n’ont qu’un intérêt très limité, et ne permettent pas de déterminer avec certitude si une personne dépistée a été confrontée ou non au SARS-CoV-2. Cela explique-t-il le silence du ministère de la Santé sur le sujet ? « Nous avons été tellement en défaut sur les kits de dépistages, les stocks de réactifs et d’écouvillons, qu’on peut comprendre qu’ils aient voulu prendre les devants », dit le Dr Campagni, dépisteur du laboratoire Labosud à Marseille.
En dépit de toutes ces déconvenues, la promesse des 500.000 dépistages par semaine à partir du 11 mai sera-t-elle tenue ? Lionel Barrand, président du Syndicat des jeunes biologistes médicaux, veut le croire : « Question capacité, nous serons prêts. Mais est-ce que 500.000 par semaine suffiront ? Probablement non. On ne peut prédire combien de personnes auront des symptômes proches de ceux du Covid-19, iront voir le médecin et auront l’ordonnance pour se faire dépister. » Encore faut-il, selon le biologiste, approvisionner les centres en matériel de dépistage — les tests eux-mêmes et tous les équipements de protection.
Les débuts laborieux ont laissé la place à un dialogue établi entre les différents syndicats et le gouvernement. Une cellule spéciale coordonne et prépare des achats groupés de produits. « On nous a demandé de faire l’inventaire des contacts, on va envoyer le fichier à la cellule gouvernementale, il faut avoir les bases de données pour travailler correctement et se coordonner, indique François Blanchecotte. On attend beaucoup de la cellule Test du gouvernement, qui prévoit de quantifier les besoins et de faire une commande globale pour redistribuer ensuite. »
On attend beaucoup... Depuis trop longtemps.
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Un état de fait désastreux, qui résulte de l’affaiblissement de l’industrie pharmaceutique française. « Depuis plusieurs décennies, les gouvernements français successifs ont choisi de soutenir le modèle de fragmentation de la chaîne de valeur, notamment basé sur une délocalisation des industries et de la production vers des pays à main d’œuvre bon marché. Tout ceci dans l’objectif de réduire les coûts », assène le rapport. Pour le SJBM, la doctrine de dépistage française est en la conséquence :
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« On ne peut pas reprocher au gouvernement les choix économiques des trente dernières années, analyse Jérôme Martin. En revanche, ce qui est extrêmement choquant, c’est qu’au lieu de reconnaître les pénuries de matériels, le gouvernement et ses administrations ont choisi un habillage médical. Notamment quand Édouard Philippe a énoncé le 24 mars une doctrine incitant à ne tester que les personnes ayant des symptômes, alors qu’on passe à côté de tous les cas asymptomatiques. »
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