vendredi 9 avril 2021

Explication: QAnon : la rhétorique du complot

 


QAnon : la rhétorique du complot

Petit glossaire des termes, expressions et symboliques favoris des adeptes de la mouvance conspirationniste.
par Isabelle Hanne, correspondante à New York et Guillaume Gendron
publié le 3 mars 2021 à 6h08

Q. Le 28 octobre 2017, un message, annonçant l’arrestation imminente de Hillary Clinton et signé «Q», apparaît sur le forum anonyme 4chan. Plus de 5 000 posts plus tard, l’identité de Q, silencieux depuis décembre 2020, est toujours un mystère. Seul indice : la lettre renvoie à un niveau d’habilitation de sécurité au département de l’Energie américain, et Q prétend avoir accès à des documents classés top secret. 


Plusieurs théories tiennent le haut du panier chez les «Anon», les adeptes de la mouvance : il pourrait s’agir de l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, ou de Dan Scavino, son ex-directeur de réseaux sociaux. Ou bien de Trump lui-même, voire de John F. Kennedy Jr, revenu d’entre les morts pour révéler au monde un grand complot pédophile… La piste de la famille Watkins, Jim et son fils Ron, soutiens affichés de Trump et gestionnaires du forum 8chan devenu 8kun, où a posté régulièrement Q, est plus vraisemblable. Tout comme celle concernant un programmeur web sud-africain, Paul Furber, l’un des modérateurs de 4chan sous le pseudo de BaruchtheScribe. Qui a grandement contribué à la notoriété de QAnon en déchiffrant les messages de Q et en se mettant en cheville avec des youtubeurs pour qu’ils en popularisent les théories.

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17. Pour les exégètes de QAnon, le chiffre 17 – puisque Q est la 17e lettre de l’alphabet – est une véritable obsession. Dans leur travail de déchiffrage des prophéties, comme dans leur interprétation de ce qu’ils voient comme des messages codés envoyés par Trump. Sur une récente photo de l’ex-président jouant au golf, postée par Dan Scavino et partagée ces derniers jours sur les forums, les «Anon» croient voir la lettre Q sur le gant de l’ex-président, et précisent qu’il en était «au 17e trou» du parcours. Le 20 janvier, peu avant l’investiture de Joe Biden, ils s’étaient rassurés en constatant que derrière Trump, qui faisait un discours d’au revoir depuis la base aérienne d’Andrews avant de s’envoler pour la Floride, 17 drapeaux avaient été placés sur l’estrade. Un des sites QAnon français les plus consultés s’appelle «Dis Sept».

Adrénochrome. Pour les ouailles de Q, le trafic d’enfants (convoyés par souterrains du sous-sol des pizzerias jusqu’aux antres du pouvoir) ne serait pas seulement une forme de pédocriminalité sataniste prisée d’une cabale de dirigeants démocrates. Il aurait aussi pour but de récolter les glandes surrénales des jeunes victimes afin d’en extraire une molécule, l’adrénochrome, prétendu ingrédient clé pour une cure de jouvence. En somme, une actualisation du vieux mythe antisémite des élites buveuses de sang.

Miettes. Les messages sibyllins de Q sont connus sous le nom de «drops» («livraisons»), qui contiendraient des «breadcrumbs» («miettes») à suivre pour dévoiler la vérité cachée. A charge pour les exégètes amateurs, rebaptisés «bakers» («boulangers»), de pétrir ces textes abscons pour en faire des «preuves» en les adaptant à l’actualité. Pour les chercheurs, cet aspect «ludique» et interactif de QAnon a transformé le mouvement en hobby addictif pour des millions d’internautes.

«Deep State». La notion d’«Etat profond», à l’origine conceptualisée en Turquie, dans le sens d’entité occulte détenant le pouvoir, a pris une tournure proprement maléfique dans la théologie QAnon. Désignant d’abord la simple idée d’une technocratie mettant des bâtons dans les roues du président populiste (le sens premier employé par les soutiens politiques de Trump, comme l’ancien dirigeant républicain Newt Gingrich), le deep state signifie désormais pour les «Anon» une main invisible toute-puissante et planétaire, derrière l’assassinat de Kennedy, la création de l’Etat islamique ou encore la pandémie de coronavirus. Car c’est la spécificité de QAnon : plutôt que de proposer une théorie du complot relativement définie, elle constitue une grande matrice capable de les agréger toutes.

Le plan. Quand ils ont un coup de mou, les adeptes de QAnon se requinquent avec cette injonction : «Trust the plan, enjoy the show» («faites confiance au plan, profitez du spectacle»). On la retrouve aussi bien sous la forme de mèmes sur les réseaux qu’en écussons cousus sur les accoutrements kaki des miliciens surarmés. Un slogan qui contient tout autant la dimension récréative que prophétique du mouvement : quoi qu’il arrive – même lorsque Trump perd les élections et que les prédictions de Q retombent comme un soufflé –, tout fait partie du «plan» qui doit délivrer le peuple de l’Etat profond.

La Tempête. Dans l’esprit des complotistes, la «Tempête» («Storm» en VO) est la dernière phase du «plan», sorte de Jugement dernier sous le feu des armes automatiques. Le terme vient d’un commentaire énigmatique de Donald Trump, pointant un soir d’octobre 2017 devant des journalistes de la Maison Blanche un groupe de haut gradés invités à dîner. «Vous savez ce que ça représente ? Peut-être le calme avant la tempête», avait lancé l’alors président, sans expliciter le sens de ses mots malgré les relances des reporters. Peu après, le mystérieux Q commençait à poster ses messages, expliquant que la «tempête» faisait référence à une série d’arrestations imminentes de personnalités, Hillary Clinton en tête, qui mettraient fin au règne du «deep state». Une purge, menée par les éléments trumpistes de l’armée, qui ne s’est jamais matérialisée, Q et ses suiveurs trouvant à chaque fois une bonne explication pour le report du grand jour…

Grand Réveil. Dans la théologie bricolée en direct sur les forums, le 20 janvier, date de l’investiture de Joe Biden, devait marquer le début du «Grand Réveil» («Great Awakening»). En somme, le monde d’après, une fois la «Tempête» passée, la loi martiale déclarée et Trump rétabli dans ses fonctions, Biden et les démocrates pendus ou envoyés sur la base de Guantánamo. Et la vérité, révélée au monde entier enfin «réveillé», sur la nature satanique et pédophile de «l’Etat profond» et des élites démocrates, et du rôle tutélaire de Trump. L’échéance est, forcément, sans cesse repoussée, et les adeptes de QAnon parient ces jours-ci sur le 4 mars, date d’investiture des présidents américains jusque dans les années 30, pour annoncer le grand retour de Donald Trump, et la victoire des forces du bien contre le mal.

Prendre la pilule rouge. Depuis la sortie du film Matrix en 1999, et sa fameuse scène du choix des pilules offert par Morpheus à Neo (la bleue pour continuer de voir le monde tel que les machines le souhaitent, la rouge pour sortir de l’aliénation et du mensonge), l’expression «prendre la pilule rouge» est devenue synonyme de coming-out pour les membres des tribus numériques les plus sulfureuses, des masculinistes aux complotistes. Pour les «Anon», «prendre la pilule rouge» est une déclaration de foi dans le «plan», la «Tempête» et tout le reste. Dans les conversations américaines, l’expression désigne désormais la transformation d’une personne lambda et supposée rationnelle en conspirateur déchaîné : «Mon grand-père a pris la pilule rouge !»

«#SaveTheChildren». L’été 2020, une campagne a priori inoffensive, avec le hashtag SaveTheChildren («sauvez les enfants») ou SaveOurChildren, a envahi les réseaux sociaux américains. Apparue comme une classique opération de charité pour lutter contre le trafic d’enfants, reprenant d’ailleurs le nom d’une ONG internationale, elle menait en fait les internautes à la théorie de la cabale sataniste et pédophile de QAnon, et a même débouché sur des manifestations physiques, organisées dans plusieurs localités du pays. Le hashtag, pas complètement dingue puisque l’exploitation et le trafic sexuel des enfants sont une réalité, s’est avéré un moyen extrêmement efficace et viral de prosélytisme et de recrutement de nouveaux adeptes pour QAnon, alors que les réseaux sociaux traditionnels commençaient enfin à sévir contre les comptes liés à la mouvance. «QAnon n’a jamais permis de mettre un seul agresseur d’enfant derrière les barreaux», insiste le spécialiste Travis View. Il a en revanche compliqué les efforts des organisations humanitaires, qui doivent rappeler sans cesse qu’elles ne sont en rien liées à QAnon, et démentir les mensonges propagés par la mouvance.