dimanche 20 septembre 2020

États-Unis : pourquoi les conspirationnistes de "QAnon" inquiètent





États-Unis : pourquoi les conspirationnistes de "QAnon" inquiètent

(AP Photo/Chris O'Meara) Un militant pro-Trump lors d'un meeting en 2018, portant un t-shirt QAnon
(AP Photo /
26 AOÛ 2019
Mise à jour 02.09.2020 à 10:20 par
Pascal Hérard

Les "QAnon", ces conspirationnistes issus d'Internet, fervents soutiens de Donald Trump, sont devenus très visibles et inquiètent le FBI. Qui sont ces détracteurs de "l'État profond", convaincus que le président des États-Unis a été élu pour sauver l'Amérique ?
Ils se reconnaissent entre eux grâce à une seule lettre en majuscule, un "Q", comme "Question". Leur slogan est "WWG1WGA" (Where We Go One We Go All : Où l'un d'entre nous va, nous y allons tous). Ils se montrent désormais à la télévision, dans les meetings politiques et inspireraient même des actes de violence terroriste. Leur "leader" et théoricien originel est un compte anonyme d'un forum Internet, censé appartenir à la haute administration ou au renseignement d'État. Leur mouvement pourrait être placé sous peu sur la liste des "menaces terroristes intérieures" par les autorités fédérales…

Mais de qui parle-t-on ? Des "QAnon" : ces milliers — voire millions — d'Américains partisans de Donald Trump qui défendent avec ferveur, une théorie conspirationniste de "libération de l'Amérique" par la chute de l'État profond et de la destruction d'un réseau pédophile mondial tenu par des élites américaines, dont Hillary Clinton serait à la tête…
Qu'est-ce que l'"État profond" ?

Le concept d'"État profond" apparaît en Turquie pour la première fois avec le coup d'État militaire de 1980. Le chef d'État major qui prend le pouvoir en Turquie à cette occasion, Kenan Evren, aurait déclaré alors : " L'État profond, c'est nous. À chaque fois que l'État s'affaiblit, nous le reprenons en main." Au début des années 1990 le concept est discuté dans le monde anglophone et trouve, sous les analyses de Peter Dale Scott (professeur émérite de littérature anglaise à l'Université de Berkeley) une définition générale qui est la suivante : " l'État profond est un cercle de contacts de haut niveau, souvent personnels, où le pouvoir politique est susceptible d'être dirigé par des gens très riches". L'État profond est aussi souvent assimilé à une autre façon de désigner les bureaucraties permanentes militaires, du renseignement et de la diplomatie de n’importe quelle nation.

A deux reprises la semaine dernière, le chef de l’État français Emmanuel Macron a critiqué "l’État profond" français, reprenant les mêmes mots que Donald Trump, dénonçant très souvent le « deep state ».



Article du Monde diplomatique : Quand les démocrates s’en remettent à l’État profond (Aux bons soins de la CIA...)

Le mouvement QAnon, malgré ses croyances dignes d'un roman conspirationniste ou d'une politique fiction délirante est pourtant devenu en moins de deux ans un véritable phénomène politique, relayé — sans jamais le nommer — par sa principale figure de proue, adulée de ses militants : le président des États-Unis en personne.
Forum Internet et théorie conspirationniste

En octobre 2017, au fin fond du forum Internet "4Chan" — là où les Anonymous s'inventèrent en 2006 — un compte intitulé "Q" poste ses premiers messages. Selon ceux qui y croient, son émetteur serait un haut fonctionnaire de l'État, ou un agent des renseignements. "Q" explique, de manière elliptique et le plus souvent par des questions, que "le président des États-Unis Donald Trump travaille secrètement à rendre le pouvoir au peuple, avec l'objectif de démanteler "l'État profond" pour au final dévoiler des "cercles libéraux" organisant notamment des activités pédophiles et du détournement de fonds publics".



Extraits de traduction de l'une des premières publications de QAnon sur 4Chan : "HRC (Hillary Rodham Clinton, ndlr) détenue, pas encore arrêtée. Où est Huma ? Suivez Huma. Cela n'a rien à voir avec la Russie (pour l'instant). Pourquoi Potus (le président des État-Unis, ndlr) s'entoure-t-il de généraux ? Qu'est-ce que le renseignement militaire ? Pourquoi contourner les agences à trois lettres? (…) Croyez-vous que HRC, Soros, Obama, etc, ont plus de pouvoir que Trump ? Fantaisie. Celui qui contrôle le bureau du Président contrôle ce grand pays. Ils n'ont jamais cru un seul instant qu'ils (démocrates et républicains) perdraient le contrôle. Ce n'est pas une bataille de R contre D. Pourquoi Soros a-t-il donné tout son argent récemment ?"

Très rapidement, le compte "QAnon" ("Anon" pour anonyme) bascule sur un autre forum, "8Chan" (∞chan, ou infinitychan, un forum de publications d'images très utilisé par l'extrême droite internationale suprémaciste, ndlr) où il se met de nouveau à publier des messages, toujours sous forme de questions, incitant les lecteurs à vérifier par eux-mêmes les théories qu'il développe.


La théorie, telle qu'avancée dans cette vidéo pro-QAnon, est que chaque président avant Donald Trump était un "criminel" (…)Extrait de l'article du Daily Beast : What Is QAnon ? The Craziest Theory of the Trump Era, Explained. (Qu'est-ce que QAnon ? La théorie de l'ère Trump la plus folle, expliquée.)

Jusque-là, rien de très étonnant : les théories de la conspiration fleurissent en permanence sur Internet, l'Amérique y est habituée. Les messages de "QAnon" auraient pu passer seulement pour du folklore propre au réseau et y rester confinés. Mais le folklore Internet des messages de QAnon change de registre en moins d'un an : la théorie conspirationniste arrive alors en force dans le monde réel.
Un mouvement partisan de Trump… qui s'afficheDurant l'été 2018, au cours d'un meeting de Donald Trump, des militants sont pris en photo brandissant des pancartes ornées d'un "Q" ou arborant la lettre du mouvement conspirationniste sur leur tee-shirt.

(AP Photo/Chris O'Meara, File) Le 31 août 2018, lors d'un rassemblement pro Trump à Tampa en Floride, un militant porte un T-shirt avec le "Q" du mouvement QAnon.Les militants du mouvement "QAnon" commencent à cette époque à devenir de plus en plus en plus visibles et revendicatifs. L'un de leurs slogans, "We are Q", est brandi sur des pancartes lors de manifestations politiques. Des personnalités médiatiques soutiennent le mouvement et se mettent en avant avec le président Trump, comme Michael Lebron — plus connu sous le pseudonyme de Lionel. L'analyste pour la radio et la télévision et l'un des principaux promoteurs de la théorie QAnon, parvient à se faire photographier avec Donald Trump dans le Bureau ovale.

"Le grand réveil" et la "tempête qui arrive"La théorie QAnon de départ, basée sur les questions de "Q" sur 8Chan, a forgé très rapidement une histoire plus large de la conspiration, permettant d'expliquer tous les maux du monde moderne et de l'Amérique en particulier, avec les solutions pour remédier "au mal". Partant de "l'État profond", contrôlé par les anciens dirigeants politiques aidés des administrations d'État — qui couvriraient un vaste réseau pédophile et détourneraient de l'argent public—, la théorie QAnon se prolonge, jusqu'à créer un scénario mondial des "forces du mal" contre lesquelles Donald Trump se battrait en secret.

Le quotidien en ligne américain "The Daily Beast" résume ainsi cette théorie globale à partir d'une vidéo Youtube qui fédère les militants : "La théorie, telle qu'avancée dans cette vidéo pro-QAnon, est que chaque président avant Donald Trump était un "criminel" en lien avec de nombreux groupes déjà liés à des théories complotistes par le passé : les banques, les escadrons de la mort envoyés par Hillary Clinton, des agents de l'État profond, et des réseaux pédophiles du Pizzagate. Dans une tentative pour mettre fin à tout cela, selon Q, l'armée a convaincu Trump de se présenter. Maintenant Trump et ses alliés au sein de l'armée vont arrêter tout ce petit monde et les envoyer à Guantanamo Bay. Cette purge a été surnommée "La Tempête" en référence au "calme avant la tempête" prononcé par Trump en octobre 2017. Et si cette tempête est au centre de l'histoire, elle est aussi assez flexible pour intégrer à peu près toutes les infos quotidiennes."

"Le plan pour sauver le monde" : la vidéo qui explique la théorie globale de la conspiration des QAnon.Les promoteurs de QAnon appellent au "grand réveil" des Américains (Hashtag #GreatAwakening sur Twitter) , expliquant qu'il faut que les "vrais patriotes ouvrent les yeux", pour aller au delà des apparences afin "d'embrasser la vérité qui jusque-là leur était cachée" : celle d'une manipulation secrète et terrifiante d'une partie des élites, asservissant le peuple et commettant des crimes atroces. QAnon est proche de la théorie des Illuminatis par de nombreux aspects, mais possède une caractéristique singulière qui renforce la croyance de ses adeptes : la solution politique pour détruire ce complot existe, et elle est incarnée par Donald Trump !
Donald Trump surfe sur la "vague QAnon"Donald Trump ne s'est jamais exprimé publiquement sur QAnon, et aucun journaliste des grands médias américains ne lui a jamais posé de questions à ce sujet. Mais le président des États-Unis ne cache pas sa sympathie pour le mouvement qui le porte comme un héros : au moins 12 tweets de comptes QAnon ont été retweetés par le président des États-Unis, dont deux récemment en juillet 2019. Un leader du mouvement, très actif sur 8Chan, a obtenu une photo officielle avec Donald Trump. Quant au vice-président Mike Spence, il a tweeté une photo où il rencontrait des officiers de police en Floride dont l'un d'eux arborait un "Q " noir sur fond rouge en tissu, cousu sur son uniforme, vendu sur Amazon… comme plusieurs centaines d'articles en référence au mouvement.

La photo publiée sur Twitter par Mike Spence, avec un officier portant l'emblème "Q" sur son uniforme. (Crédit : Twitter)Le tweet de Spence a été retiré rapidement mais les QAnon ont interprété la publication de la photo comme un signe d'encouragement. La promotion de Trump, le héros aux commandes d'une contre-attaque envers "les forces maléfiques de l'État profond" est désormais la marque de QAnon :




Affiche postée avec un tweet intitulé "Amérique réveille-toi" : "En réalité ils n'en n'ont pas après moi, mais après vous. Je m'en occupe."

Certains messages de 8Chan ne sont pas signés Q mais Q+. Et Les militants sont convaincus que derrière Q+, se cache… Donald Trump lui-même, qui selon eux, donne des indices en permanence sur sa véritable identité secrète.


Signes du Q avec la main effectué par le président, chiffre 17 énoncé par le président (le Q est la 17ème lettre de l'alphabet) : pour les membres du mouvement, tout indique en permanence la réalité de l'existence de Q et surtout de Q+ : Donald Trump.

L'affaire Epstein renforce QAnon… et le FBI s'inquièteCet été, l'affaire Epstein est venue renforcer de manière inquiétante les croyances du mouvement QAnon. Le milliardaire, soupçonné d'avoir organisé durant des années un trafic sexuel de jeunes filles mineures, meurt en prison quelques semaines après son incarcération, dans des conditions controvesrées. Le nom de Bill Clinton est cité pour avoir été invité dans le jet privé du financier, surnommé le "Lolita express". Epstein invitait des personnalités dans son île surnommée "l'île de l'orgie", là où les enquêteurs ont trouvé des photographies de jeune filles dénudées. Donald Trump a immédiatement réagi en expliquant que Bill Clinton aurait "voyagé 27 fois dans le jet privé de Epstein"et retweeté le message d'un acteur américain mettant en cause le couple Clinton pour la mort du financier en prison :



Décédé par SUICIDE avec une SURVEILLANCE SUICIDE ? Oui en effet ! Comment tout ça survient. #JefferyEpstein avait des informations sur Bill Clinton et maintenant il est mort, je vois une tendance #TrumpBodyCount mais nous savons qui a fait ça ! RT si tu n'es pas surpris #EpsteinSuicide#ClintonBodyCount#ClintonCrimeFamily

Les militants QAnon ont trouvé dans l'affaire du réseau pédophile supposé d'Epstein, une réalité tangible à l'une de leurs théories de la conspiration. Avec l'ancien président Clinton cité dans l'affaire, c'est une bénédiction pour ces soutiens inconditionnels de Donald Trump, qui, pour sa part, ne semble pas vouloir freiner leurs croyances, bien au contraire. Lors d'une récente allocution, le président des États-Unis, les yeux levés vers le ciel, les bras ouverts, a déclaré "Je suis l'élu" (I am the chosen one). Cette étrange déclaration a pris au dépourvu les observateurs de la scène politique, mais pas les QAnon, qui ont vu là — encore une fois — un message de Donald Trump à leur égard, pour confirmer qu'il était bien celui qu'ils avaient mis en poste "pour stopper la conspiration".


Les menaces des conspirationnistes pourraient augmenter si la découverte de véritables complots ou de dissimulations d'activités illicites, préjudiciables ou inconstitutionnelles, par des fonctionnaires ou des personnalités politiques de premier plan, survenait.
Extrait du rapport du FBI du 30 mai 2019 sur les menaces terroristes intérieures

Le forum 8Chan a été fermé récemment par le FBI : le manifeste du tueur d'El Paso y avait été publié. Et comme avec toutes les théories conspirationnistes, les QAnon n'y voient pas une coïncidence. Pour eux, le manifeste a été posté par le FBI lui-même afin d'avoir un prétexte pour fermer 8Chan et faire taire ainsi Q, qui n'a désormais plus d'espace pour s'exprimer. En effet, seul l'identifiant unique de 8Chan permettait d'être certain que tous les messages émanaient bien du même compte "Q". Désormais n'importe qui peut se faire passer pour celui-ci, ailleurs sur le Net. Q n'a donc pour l'heure plus d'espace pour diffuser ses messages cryptiques.

Les enquêtes des médias américains sur QAnon indiquent que de nombreux vétérans de guerre en font partie et devant l'ampleur de ce mouvement à la fois politique et de société, les autorités craignent des actions violentes. Le site qanon.pub qui publie Un document du FBI de mai 2019, publié par Yahoo News il y a peu, indique que les mouvements promouvant des théories de la conspiration devraient être classés parmi les "menaces terroristes intérieures". QAnon y est cité en exemple. Ce document du FBI émet une crainte centrale : que la campagne électorale de 2020 n'amplifie ces croyances et ne mène à des passages à l'acte. Le FBI souligne que les menaces des conspirationnistes pourraient augmenter, si "la découverte de véritables complots ou de dissimulations d'activités illicites, préjudiciables ou inconstitutionnelles, par des fonctionnaires ou des personnalités politiques de premier plan, survenait." Deux mois après cette publication et le suicide controversé de Jeffrey Epstein, le FBI a de quoi s'inquiéter, et les QAnon… de quoi alimenter leurs théories sur l'État profond.